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in : Droit social, n°11, novembre 1974


Famille et exclusion sociale

Le statut ou plutôt le rôle étiologique ou - comme on dit en médecine - le rôle pathogène de la famille est au centre du débat sur l’origine des inadaptations infanto-juvéniles, les inadaptations qui mènent presque toujours plus ou moins à une exclusion sociale. En effet il est habituel, devant un enfant réputé handicapé, de chercher l’origine de son inadaptation dans un des trois grands chapitres suivants : origine biologique, origine psychologique, origine sociale.
Le raisonnement dit scientifique et médical, peut-être trop hérité en fait du positivisme du XIXe, siècle, nous a habitué à la recherche d’une cause unique pour un effet unique et trop souvent on est poussé à formuler une équation : telle cause donne telle inadaptation ; par exemple le mongolisme (accident biologique) provoque l’insuffisance mentale (abaissement du quotient intellectuel, incapacité d’apprentissage de la lecture). Lorsque l’on regarde cependant de plus près, cas par cas, les différents enfants handicapés et bénéficiaires ou victimes des différents instituts, on s’aperçoit que le plus souvent les déterminants de leur handicap et encore bien plus de leurs différents placements menant vers une exclusion sociale plus ou moins poussée, ne sont pas une fonction aussi simpliste d’une seule « cause », qu’elle soit biologique, psychologique ou sociale. Bien au contraire un même handicap, par exemple biologique, pourra être vécu comme minime ou au contraire aboutir à une quasi-exclusion sociale selon le milieu psychologique ou sociologique où vit l’enfant handicapé.
Ainsi un mongolien né de parents immigrés dans une région où il n’y a pas d’externat médico-pédagogique sera plus ou moins rapidement déporté dans une institution gigantesque située loin des cités, renfermée sur elle-même d’où il aura peu de chances de sortir ailleurs que vers l’hôpital psychiatrique et où ses possibilités d’épanouissement seront loin d’être exploitées entièrement. Le même mongolien à qualités biologiques a priori égales, né dans un milieu rural accueillant et tolérant, dans une famille nombreuse et équilibrée et possédant champs et jardin pourra, encore que le cas soit de plus en plus rare en France, tout en étant privé des bénéfices et des servitudes de la scolarité obligatoire, accéder au statut de faible d’esprit du village qui réussit très honorablement à remplir quelques fonctions modestes et qui ne souffre pas, à proprement parler, d’une exclusion sociale, même si son statut à l’intérieur de la communauté du village n’est pas toujours aussi enviable que le disaient certains partisans du retour à la terre. Un troisième enfant mongolien né de parents riches avec une mère à la fois intelligente, disponible et équilibrée, pourra profiter au maximum des méthodes modernes de rééducation, atteindre un niveau intellectuel relativement respectable et mener une vie familiale quasi normale (sauf peut-être en ce qui concerne la sexualité) dans un externat vécu comme école et dans un centre d’aide par le travail vécu comme un « boulot ». Mais une autre famille, tout aussi riche et d’un niveau culturel élevé qui, pour des raisons psychologiques ne peut supporter la présence d’un enfant pas suffisamment brillant peut le rejeter, l’envoyer - sous prétexte de soins - dans quelque internat éloigné et en faire à terme un véritable inadapté et un véritable exclu alors même que ses possibilités strictement biologiques ont été supérieures à celles du cas précédent.
Ainsi, actuellement, même certains organismes officiels demandent, lorsqu’on fait un bilan d’un enfant supposé inadapté et menacé par conséquent d’exclusion sociale, de prendre en ligne de compte aussi bien dans l’étiologie de cette inadaptation que dans les mesures à prendre et dans le pronostic, tout un faisceau de renseignements biologiques, sociaux et psychologiques, qui, loin
d’être mutuellement exclusifs, sont le plus souvent complémentaires, agissant tantôt comme des facteurs favorisants, tantôt le plus souvent comme des facteurs aggravants.
Derrière ces considérations, disons pratiques, se cache cependant presque toujours une certaine attitude idéologique de la part des praticiens de l’enfance inadaptée, attitude idéologique plus ou moins construite par les théoriciens de ces inadaptations alors qu’il est de notoriété publique que les mécanisme sociaux jouent un rôle important dans l’exclusion de certains individus, toute société et la nôtre peut-être plus que les autres, par un réflexe d’autodéfense, cherche toujours à camoufler son propre rôle pathogène dans la création des individus exclus et handicapés. Ce rôle de camouflage est presque toujours dévolu aux techniciens et aux théoriciens dont la bonne foi n’est d’ailleurs que très rarement en cause dans la mesure où ils sont eux-mêmes à la fois fruit et profiteurs de la société qui leur a imparti des rôles « supérieurs » à savoir de sélectionner les exclus et de justifier théoriquement cette sélection.
Ainsi le XIXe siècle mettait pratiquement toutes les exclusions sociales sur le compte de la biologie dans le sens large du terme c’est-à-dire sur des qualités intrinsèques de l’individu, ces qualités étant conçues comme congénitales résultant de (hérédité, d’une malédiction divine, du hasard, etc. Cette tendance a permis d’assez gros progrès en médecine traitements orthopédiques des I.M.C (1 IMC : infirmité motrice cérébrale )1 , traitements médicamenteux de l’épilepsie, traitements neurochirurgicaux de certaines lésions cérébrales et enfin médicaments psycho-pharmacologiques où le meilleur côtoie encore le pire. En ce qui concerne la plupart des handicaps graves d’origine cérébrale, les progrès des théories médicales ont plus porté sur la classification et la compréhension que sur la thérapeutique : même aujourd’hui un enfant victime de séquelles d’une méningite grave peut rester handicapé toute sa vie durant, absolument incapable d’assumer même son autonomie la plus élémentaire et condamné à vivre à la charge de la famille ou de la société.
Or, depuis le XIXe siècle on tend en vain d’appliquer le modèle conceptuel biologique aux individus à qui il s’applique en réalité très mal nous pensons ici aux délinquants (Lombroso, chromosome surnuméraire) et même aux adolescents dits schizophrènes chez qui l’origine biologique du trouble n’est qu’une pétition de principe à valeur scientifique modérée mais à valeur idéologique excellente.
En bref la causalité biologique des exclusions sociales s’applique aujourd’hui à bon escient à la plupart des arriérations mentales graves et à la totalité des troubles sensoriels et moteurs ; mais comme nous l’avons vu plus haut, même dans ces cas, le degré de l’exclusion sociale n’est pas forcément parallèle au degré des lésions biologiques. Au contraire l’origine biologique est loin d’être démontrée chez la plupart des exclus. Elle semble même peu probable chez la quasi-totalité des troubles du comportement depuis « (instabilité » psychomotrice de l’enfant de la maternelle jusqu’aux conduites délictueuses de (adolescent et du jeune adulte, chez la plupart de ceux qu’on appelle insuffisants intellectuels légers et même modérés, ou bien atteints de « troubles instrumentaux », « de dyslexie », « de dysorthographie », etc. Enfin, aucun travail absolument convaincant ne montre des lésions organiques (bio-chimiques ou autres) parmi les sujets relevant de la psychiatrie classique à savoir les névrosés, les psychotiques, les « pervers ». Les travaux tendant à démontrer leur caractère génétique, c’est-à-dire héréditaire, restent tous sujets à caution.
Freud a remis à l’honneur d’une manière scientifique et cohérente une notion banale avant le milieu du XIXe siècle mais abandonnée depuis par la médecine scientifique : c’est la possibilité d’attribuer une cause psychologique à un trouble mental. Ses premières découvertes concernent une forme particulière de névrose : l’hystérie. Mais très rapidement la notion de psychogenèse, avatar moderne mais combien modifié des « causes morales », s’élargit de plus en plus et propose d’expliquer un nombre croissant des phénomènes morbides par un gauchissement des relations-entre l’enfant et ses parents, trouble souvent ancien remontant à la toute première enfance. Depuis quelques décennies les théories freudiennes s’imposent dans le champ de l’inadaptation sociale.
Cet abord des problèmes s’est avéré, tout d’abord pour les équipes soignantes : l’organogenèse donnait l’impression d’un horizon bouché ; l’origine constitutionnelle d’un trouble semblait impliquer son irréversibilité. Les traitements biologiques seuls concevables dans cette optique étaient d’efficacité modeste ou nulle et l’invention de nouveaux traitements n’était guère l’affaire des soignants. Ceux-ci étaient donc réduits au rôle des gardiens des exclus. Le médecin s’en consolait en établissant une nosographie de plus en plus obsessionnelle, de véritables herbiers des maladies d’utilité douteuse dont le rôle était avant tout de montrer à lui-même et aux autres que la Science qu’il représente n’a pas perdu voix au chapitre. Entre lui et les exclus dans les hôpitaux, dans des maisons de corrections, lors des expertises médico-légales, dans les prisons, il n’y avait qu’un personnel non instruit, qui se consolait de sa propre exclusion, de son ignorance et de son inefficacité par les joies du pouvoir concret et souvent brutal qu’il pouvait exercer sur les exclus.
Avec la reconnaissance de la psychogenèse les horizons semblent s’ouvrir : une nouvelle psychopathologie naît et avec elle une nouvelle clinique, de nouveaux espoirs ; ce qui semble né des causes psychiques peut a priori être modifié par un traitement psychique. Au lieu d’une description desséchante, à la place des théories ne menant vers aucune pratique, une nouvelle « compréhension » des cas se fait jour. Les discussions éclatent, les recherches se multiplient, les équipes se lancent à la conquête d’une parole vivante et un flot de publications, de revues, de congrès, donne une sève nouvelle à cette science des exclus qui paraissait s’enliser dans une impasse aussi triste et ennuyeuse que la vie des exclus elle-même. Des médecins de plus en plus nombreux se tournent vers la psychiatrie qui apparaît comme une branche aussi active et aussi enrichissante pour l’esprit et pour l’amour-propre, que les branches ayant profité des conquêtes prestigieuses de la biologie. Ils perdent leurs complexes de sous-médecins, se veulent égaux et vite supérieurs à leurs confrères réduits à soigner, à réparer les corps. En même temps, des professions nouvelles attirent les jeunes, qui se veulent architectes des âmes, qui prennent conscience de leur rôle auprès des exclus, qui réclament instruction, formation et disputent savoir et pouvoir aux seuls médecins ; ce sont les psychologues, rééducateurs, etc. 2
Tandis que notre Société multiplie exclus et marginaux, les théories psychogénétiques permettent la création de tout un éventail de professions, l’ouverture de tout un marché du travail, les candidats choisis peuvent à la fois gagner leur vie, avoir une conscience de leur utilité sociale et humaine et disposer d’un pouvoir sur les autres qui, même illusoire, est doux au coeur de chacun. Mais les théories psychogènes, il faut bien le dire, ont profité également aux usagers, bien qu’à un degré moindre. De maudit, d’incarnation du mal, d’objet dangereux à maîtriser pour protéger les autres, de mauvais exemple à punir pour maintenir les autres dans le droit chemin, le marginal, l’exclu tend à devenir victime. Ce nouveau point de vue oblige, au moins en théorie, à modifier l’attitude que l’on « devrait » avoir face à lui : la rigueur, la contention, l’isolement devraient être remplacés par la rééducation, le traitement « psychologique », voire s’il s’agit d’enfant, par le maternage. Les études sur les carences familiales et affectives poussent à transformer l’ambiance des orphelinats, des pouponnières, des internats pour enfants difficiles, voire des Maisons de redressement devenues au moins, sur le papier, Centre de rééducation ou de psychothérapie. La parole tend à remplacer la condamnation morale et la rigidité de la loi. Par ailleurs la découverte de nouveaux traitements biologiques contre certains symptômes motivant l’exclusion, contribuent à redorer le blason de la pratique psychiatrique, à accroître l’illusion thérapeutique des équipes, à augmenter l’intérêt de la clinique et des études, renforçant cependant la position des médecins, seuls autorisés à distribuer ces thérapeutiques. Ainsi, la quasi-totalité de la littérature spécialisée se partageait, il y a peu, entre les approfondissements psychologiques permis par la psychanalyse et les comptes-rendus des expériences et des essais psycho-pharmacologiques. Depuis quelques années s’y ajoutent surtout outre-Atlantique des recherches à base des théories behavioristes et de conditionnement.
Ainsi le courant psychogène apparaît si riche en implications théoriques et pratiques, si progressiste et si humaniste, qu’il arrive à enthousiasmer une grande partie du public cultivé et à occuper le devant de la scène. Mais ce faisant, il permet de faire oublier tout le reste à savoir les structures sociales et politiques qui, statistiquement, macroscopiquement, restent le grand pourvoyeur des exclusions, grand pourvoyeur que tout le monde a intérêt à ne pas trop regarder en face.
Alors, puisqu’il faut toujours un coupable, puisque ce n’est plus la biologie, et puisque cela ne peut être la structure économique, eh ! bien on le trouve dans la FAMILLE. Voilà le responsable de tous les maux. Un grand psychanalyste français n’a-t-il pas dit : « donnez-nous de bonnes mères, nous vous ferons un monde sans guerres ». S’il y a des guerres, s’il y a des nazis, des tortionnaires, du napalm, c’est parce que les mères des futurs hommes, rois d’univers, sont mauvaises, ou au moins pas bonnes. La proposition inverse (que je me garderais bien personnellement d’affirmer) suggérant qu’il est difficile d’être une bonne mère dans un monde qui se transforme à une allure de plus en plus vertigineuse avec comme seuls moments de répit relatif des massacres et des régressions économiques, apparaît comme platement archéo-sociologique ou comme bêtement ultra-gauchiste. La mise au pinacle, sinon au poteau d’exécution, de ce rôle pathogène de la famille permet de mettre d’accord quantité de gens que rien a priori ne poussait à être d’accord :
-  les jeunes intellectuels, étudiants, contestataires sinon révolutionnaires, qui aspirent à se libérer de la tutelle familiale, qui se révoltent contre l’autoritarisme du papa et contre l’amour étouffant de la maman, qui veulent aimer à leur tour et profiter de la vie au plus vite. Pour eux, accuser la famille c’est oeuvrer pour le progrès, et leur existence seule suffit à donner bonne conscience, voire une conscience de gauche aux suivants.
-  les équipes chargées des marginaux que leurs fonctions mettent quasi obligatoirement en conflit avec leurs familles trouvent dans les théories anti-familiales une justification scientifique de leur impossibilité de dialoguer avec elles, de leurs sentiments hostiles à base de concurrence et de leur plaisir à s’identifier au jeune marginal-victime, tout comme les générations précédentes organomoralistes s’identifiaient aux familles perçues comme victimes de mauvais rejetons.

-  enfin, mais ceux-là ne pipent mot, tous ceux qui ont intérêt à occulter les causes socio-politiqueset économiques de la marginalisation. Un exemple simple, bien qu’exotique éclaircira cette proposition : dans le Grand Nord il y avait des Indiens ; on y a trouvé du fer et une grande Compagnie a acheté terres et habitants pour extraire ce fer, pratique utile tant pour le progrès de l’humanité que pour les bénéfices de la Compagnie. Parmi les enfants des Indiens-devenus-mineurs apparaît aussitôt une certaine proportion de marginaux, de délinquants, qui, tous rapidement, ressemblent à leurs pairs des banlieues de villes industrialisées. Or, lorsqu’on rencontre un tel marginal avec son dossier dans une institution de soins et/ou de rééducation, on verra que son cas est décrit et vécu par l’équipe en termes psychologiques c’est-à-dire familiaux. A moins que l’institution ne se contente d’un simple traitement comportemental faisant abstraction de toute la personnalité du jeune, elle va le considérer comme victime des relations familiales plus ou moins gauchies et tenter de redresser, par une action psychothérapique, les mauvais résultats de ce gauchissement. Cette façon de procéder ; d’inscrire quasiment de force un individu dans un système de références psychologiques ou psychanalytiques rend implicitement sa famille « coupable » de sa marginalisation et partant occulte absolument la causalité sociale et la responsabilité par exemple de l’industrialisation hâtive et du passage rapide d’un mode de vie primitif, communautaire vers le mode de vie d’un exploité en bas de l’échelle du système capitaliste. Bref, la Grande Compagnie, dont le rôle étiologique est occulté par la théorie psychologisante, n’apparaît plus que comme le bon mécène ayant permis le fonctionnement de l’institution, prenant soin des enfants de ses employés et soucieux de les aider à résoudre leurs problèmes psychologiques.
Il faut dire d’ailleurs qu’une telle méthodologie, dont nous avons vu les avantages et les bénéfices pour les jeunes, pour les équipes, pour les bailleurs de fonds, etc., n’est pas toujours inutile et inopérante. L’établissement d’une relation psychothérapique, d’une « relation d’aide » en langage de travailleurs sociaux, permet dans un certain nombre de cas individuels le retour de l’exclu au sein de la société, l’atténuation ou même la disparition de sa marginalisation naissante. Une relation psychothérapique réussie procure toujours de la satisfaction et du plaisir au thérapeute et en général ne fait pas de mal à l’usager ; même si la démarginalisation échoue, même si elle se fait au prix d’une névrotisation qui remplace les « troubles caractériels », une relation psychothérapique « réussie » diminue le potentiel et le capital de haine qui se trouve au coeur du marginal et lui permet de vivre en sachant que de l’autre côté de la barrière il y a au moins « un juste », au moins une personne qui a fait l’effort de comprendre sans condamner, qui a fait effort d’aimer et d’aider. Un tel savoir peut servir de lueur qui, même faible, éclaire durablement la vie de l’exclu. Il rien est pas de même avec les « traitements » basés sur les théories biologiques ou comportementalistes, qui augmentent la plupart du temps la haine contre la société, comme l’a bien montré le film Orange Mécanique.
Cependant les limites de la méthode psychologique basée sur le rôle prédominant donné aux relations familiales sont évidentes : il suffit pour s’en convaincre d’interroger une personne travaillant dans deux institutions pour enfants et adolescents : une située au coeur de la rive gauche de Paris et l’autre située en banlieue ouvrière. Dans la première les succès sont nombreux, des actions entreprises sur les bases théoriques de la psychanalyse ; dans la seconde la psychanalyse permet souvent de comprendre ou au moins elle donne l’impression qu’on a compris le pourquoi des comportements et des troubles, mais il est très rare qu’elle ait une prise quelconque sur le réel et qu’elle permette d’arrêter, par exemple, un processus d’exclusion sociale qui se développe chez un jeune.
Une fois clairement compris ce rôle idéologique des théories mettant en cause la Famille dans le processus d’exclusion sociale, on peut décrire plusieurs configurations familiales qui semblent favoriser sinon créer de toutes pièces la marginalisation.
Tout d’abord une famille, par ailleurs « normale », c’est-à-dire composée d’un père, d’une mère et de leurs enfants qui s’entendent ni mieux ni plus mal que la plupart des cellules familiales françaises.
Si toute cette famille vit en marge de la société, il est très fréquent sinon constant que les enfants deviennent à leur tour des marginaux ou des exclus. La psychologie populaire parlait alors de « tel père, tel fils » ; que les parents vivent en bidonville, certains diront « pauvreté héréditaire », qu’ils soient immigrés Maghrébins ou Noirs de Haarlem, on pourra mettre en avant les facteurs raciaux ; quand ils sont Basques, frontaliers ou contrebandiers, l’ordinateur (au cours d’une recherche scientifique et statistique sur les rechutes chez des jeunes délinquants) montrera que « l’origine basque est un facteur favorisant la récidive chez le jeune »... Pour la psychologique dynamique de tels cas ne peuvent pas ne pas être normaux ; l’identification et la transmission des valeurs se fait « normalement », ce sont seulement (objet d’identification et les valeurs transmises qui ne collent pas avec la Société.
En réalité cette exclusion « psychologiquement normale » qui ne permet pas de parler d’un rôle pathogène de la famille autrement que par sa position sociale est un cas limite, quasi caricatural et qu’on aurait peine à illustrer par des exemples concrets. Une famille marginale est très rarement « normale » aux yeux du travailleur social ou du psychologue qui étudie les relations interfamiliales. Les marginaux adultes ne souhaitent qu’exceptionnellement que leurs enfants deviennent comme eux, et la transmission des valeurs d’une contre-société, ou plus simplement de valeurs asociales ne se fait jamais avec la bonne conscience, avec évidence et avec force, comme la transmission des valeurs bourgeoises ou paysannes. Presque toujours il y a décalage sinon contradiction entre ce qui est dit et exigé consciemment : « travaille bien, sois honnête, progresse dans la vie » et ce qui est transmis par l’exemple, par les injonctions non-réfléchies, par la vie quotidienne, ou si on veut par l’inconscient des parents.
L’exclu ou le délinquant heureux et équilibré, suivant tête haute la trace de ses parents est presque un mythe (sauf peut-être chez les contrebandiers...). La Société ne le lui permet pas, le stigmatise trop et ceci dès les bancs de l’école ; en lui-même coexistent souvent le respect, même nié, de valeurs dominantes transmises consciemment par la famille et par l’école et l’identification profonde aux modèles asociaux des parents ; l’intégration sociale est perçue d’abord comme impossible et son rejet conscient n’est qu’un mécanisme de défense. Un tel conflit intrapsychique suffirait pour faire de notre exclu un névrosé et pour permettre aux psychologues de parler par exemple d’identification impossible. La réalité sociale est en fait encore plus complexe ; la plupart de ces familles marginales ne sont pas « normales » et nous en venons tout naturellement à la deuxième configuration engendrant la marginalisation, la plus fréquente en fait.
Une famille grossièrement perturbée dans un milieu exclu ou en voie d’exclusion à cause de ses perturbations.
La forme majeure de cette perturbation est tout simplement l’absence. Il est de si bon ton dans certains milieux intellectuels de répéter après Jules Renard « tout le monde n’a pas la chance d’être né orphelin ». Il est si bon d’accuser la famille autoritaire, libérale, silencieuse, bavarde, croyante ou athée de tous les maux qui atteignent les enfants et les jeunes. Mais dès qu’on regarde les dossiers des prisonniers, des délinquants, des assistés permanents, des marginaux, on trouve une proportion très significativement élevée d’enfants sans famille : des abandonnés, des recueillis temporaires à perpétuité, des gardes provisoires qui durent jusqu’à la majorité, des orphelins complets, des semi-orphelins, des nés de père inconnu.
Quand elle est présente, la famille grossièrement perturbée est souvent décrite par un vocabulaire non nécessairement médical : le père « ivrogne invétéré » ou « malfaiteur notoire » ; séparé ou non de la mère « prostituée », de la « marâtre », reflètent la dislocation familiale. Là l’exclusion fait fi de toute tentative d’explication psychologique, médiatisée ou non par un langage scientifique. A la rigueur admet-on d’évoquer « l’hérédité ». Le jugement social émis sur les parents l’emporte sur ce que le médecin pourrait rattacher à la pathologie. Issu de parents encore plus accusés que malades, l’enfant est doublement rejeté. Battu ou délaissé, précocement sevré du moindre apport affectif, il n’a même plus pour lui le triste bénéfice de l’enfant congénitalement handicapé.
Retiré de son milieu, il connaît les placements substitutifs, l’assistance prolongée. Dans les meilleurs cas, il accède plus tard à une vie sociale acceptable mais loin toujours d’être acceptée par lui, taisant l’exclusion sociale et psychologique de ceux qui n’ont pu constituer sa famille. S’il devient marginal ou délinquant on ne lui niera pas la réalité de ses traumatismes, quel qu’en ait été le degré avec lequel il les a vécus.
Troisième configuration, la famille apparemment normale.
Ici, le juge d’Enfants, l’enquête policière ou l’Assistante Sociale ne trouvent rien à redire. Les parents sont travailleurs, honnêtes ou petits-bourgeois respectés ; parfois mêmes cadres supérieurs ou intellectuels. Ils ont tout fait pour leurs enfants. Ils n’ont rien à se reprocher. Ils ne comprennent pas que leur fils ou leur fille, devenu adolescent, tourne mal. Selon les cas alors, c’est « il est malade », ou « il est méchant, paresseux, faible... ». Selon les cas, les troubles du jeune prennent une allure médicale et c’est l’hôpital psychiatrique, la clinique, le terme de « schizophrénie » est lâché ; ou bien le jeune quitte la voie tracée par le truchement de la drogue, du hippisme, de la petite délinquance. Il s’exclut lui-même, bien aidé parfois par les interventions maladroites de la société. Il tombe du train qui devait le mener vers une position d’adulte responsable et socialement intégré. Il devient, pour emprunter le terme américain « drop out ».
Lorsqu’on regarde de plus près ces familles « normales » dont les enfants nous sont amenés comme menacés d’exclusion sociale, malades ou délinquants, on s’aperçoit plus ou moins rapidement de ce qui se cache derrière cette normalité. L’école antipsychiatrique anglaise (Cooper et Laing) ont décrit mieux que quiconque cet enfer feutré fait de sous-entendus, d’un bonne entente apparente cachant des haines et des insatisfactions jamais dites, ces familles qui ressemblent à des colosses aux pieds d’argile, parfaitement adaptées, vu du dehors, et manquant complètement de fondement dans leur vie relationnelle intime. Cela peut être un père qui a tout loupé dans sa vie et qui ne pardonne pas à son fils ni de tout louper ni de réussir quelque chose ; cela peut être une mère jamais satisfaite sexuellement et qui ne supporte pas sa fille ni vierge ni femme ; cela peut être un couple jamais fait pour s’entendre et qui se sert de son enfant comme seul lien, ne supportant pas la moindre autonomie de sa part ; cela peut être des parents brutaux, malhonnêtes dans leur vie professionnelle et sociale et pleins de principes, pleins de morale, qu’ils veulent transmettre de force à leur jeune. Dans ces familles la parole ne circule que pour ne rien dire et on n’entend jamais un mot de vrai ; parfois la vérité sort dans un lapsus ou dans les brèves crises de colère rapidement étouffées.
Depuis quelques lustres, les discussions sont nombreuses qui portent sur le rôle de la famille, sur la responsabilité de la famille dans ce type de tableau. Pour certains c’est très simple « carence d’auto-rité » : si les pères s’assumaient plus, en tant que chef de famille, s’ils n’avaient pas oublié le vieux précepte « qui aime bien, châtie bien », s’ils ne laissaient pas une liberté dangereuse à leur femme et à leurs enfants, tout irait mieux. Si les mères acceptaient leur situation de mère (enfants, cuisine pour ne pas dire église) et se faisaient le héraut de cette autorité paternelle (« ne fais pas ça je le dirai à ton père »), tout irait mieux ; d’autres au contraire dénoncent la famille autoritaire, trop écrasante, trop étouffante, la famille agent transmetteur de valeurs périmées qui écrase et/ou rejette celui qui tenterait désespérément une libération.
Il n’y a pas de doute que lorsqu’on connaît de plus près les familles de jeunes en voie d’exclusion sociale, quel que soit le mode de cette exclusion sociale, on est frappé par un malaise ; on est souvent tenté de croire avec Laing et Cooper que ce n’est pas un seul individu mais toute la cellule familiale qui est perturbée ; l’hypothèse portant sur la perturbation des communications à l’intérieur d’une telle cellule familiale est très satisfaisante. Il est très difficile aussi, sinon impossible, d’affirmer quel membre de la famille (le futur exclu ou l’un de ses parents) a « commencé » à entretenir le cercle vicieux de cette communication. En tous cas les applications thérapeutiques de ces théories ne donnent pas toujours de résultats convaincants.
Pour terminer je voudrais mettre en garde ceux qui ont mal compris certaines théories actuelles. Selon ces théories c’est l’institution familiale, transmetteuse des valeurs du passé qui est responsable des exclusions de l’un de ses membres. Mais il ne faut pas en tirer la conclusion que c’est telle ou telle famille particulière qui est fautive, responsable dans le sens quasi juridique du terme du désastre arrivé à un des siens. Ce qui nous frappe, par contre, c’est le nombre d’enfants et de jeunes gens apparemment « normaux » non exclus socialement que l’on retrouve dans les familles ressemblant à s’y méprendre aux familles de celles que l’on dénonce si facilement comme responsables des troubles graves. On peut alors se demander quels sont les facteurs qui permettent à un enfant ou à un jeune de rester normal et de ne pas se faire exclure de la société avec la famille qu’il a, vivant dans le monde tel qu’il est.





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